Concevoir des armatures ultra-légères pour épouser l'air et la lumière : un défi familial
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Des frères Salvez à Jeanluc Bajard... Aujourd'hui, les structures métalliques de Jeanluc Bajard défient l'espace, ses façades en verre jouent avec la lumière. Hier, ses ancêtres questionnaient déjà les armatures ultra-légères : comment envoyer toujours plus haut et maintenir en l'air les tout premiers aéroplanes ? Et si les frères Salvez donnèrent à l'aube du 20ème siècle son baptême de l'air à Antoine de Saint-Exupéry, Jeanluc le bouclera quant à lui en concevant la verrière de l'aéroport Saint-Exupéry, clin d'oeil ultime.

Extrait de “Des Ailes et des Hommes” - Les Pays d’Ain à la Conquête du Ciel
Marius Roche, Fr. Chaume et Cl. Garbit, ed. La Taillanderie.

Les frères Salvez : en juillet 1912, à Ambérieu, Gabriel donna le baptême de l'air à Antoine de Saint Exupéry. On les appelait les «frères Salvez». Pour l'état civil, ils furent d'abord Pierre et Gabriel Wroblewski, non pas pourtant nés dans quelque contrée polonaise, mais à Mamers dans la Sarthe, le premier en 1886, le second en 1888. Leur surnom s'explique tout simplement parce que leur père, d'origine polonaise, chirurgien, s'était exilé en Amérique du Sud, médecin particulier du président chilien.

Avant que la grande passion du moment ne les tourmente eux aussi, que savons-nous d'eux ? Que Pierre fit ses études au lycée Ampère à Lyon, puis devint ingénieur à la Compagnie de navigation du Havre. Et que Gabriel s'engagea comme simple mécanicien chez un garagiste de cette même ville.

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L'année 1909 fut celle du «déclic». Les deux frères allaient réaliser la construction à Lyon d'un monoplan, Pierre en ayant fait l'étude. Un monoplan de conception jugée assez bizarre, parce qu'il était constitué de tubes d'acier soudés à l'autogène, une audace pour l'époque ! Novateurs pour l'emploi du métal, novateurs aussi pour l'utilisation de la soudure autogène, jamais employée pour la construction d'un avion en 1910... Le monoplan achevé, on l'équipa d'un moteur Anzani, de 30 CV. A Lyon, au Grand Camp, en juillet 1910, commencèrent les essais de l'appareil, et Gabriel, par la même occasion, devint pilote. Le «Wl» — tel fut son nom de baptême — vola plusieurs fois puis s'abîma en septembre de la même année. Diagnostic des deux frères : le moteur n'est pas assez puissant... Alors allait débuter la carrière aéronautique dans l'Ain des deux «frères W», que l'histoire retiendra sous le nom des «frères Salvez», nom qu'ils adoptèrent sans toutefois abandonner la lettre «W», la première de leur véritable identité. C'est à Pont-de-Veyle, en 1911, qu'ils construisent le W2 dans un hangar : un monoplan biplace, avec dièdre et commandes rigides. Le fuselage est en tubes, avec l'avant recouvert de plaques métalliques. C'est une véritable coque qui offre le minimum de résistance à l'air. Il est équipé cette fois d'un moteur Labor (70 CV), à refroidissement par eau qui actionnait une hélice en bois, d'un diamètre de «deux mètres soixante-trois», qu'ont conçue les frères Salvez. Vitesse du nouvel appareil sorti de Pont-de-Veyle : 95 km/h. Poids : 450 kg à vide. C'est un succès. On expose le W2 au salon de la locomotion aérienne de 1911. Et l'on saura que les Allemands, sans doute non sans arrière-pensée, s'intéresseront vivement à ce monoplan qu'ils examinent de près. Automne 1911 : les deux frères Salvez abandonnent le terrain de Pont-de-Veyle trop boueux et posent leur appareil à Ambérieu, appareil dont le comportement en vol est jugé excellent. Gabriel obtient son brevet de pilote, n° 891, le 26 juin 1912. Mais bien vite, dans le hangar de la plaine de Bellièvre, les deux frères construisent un troisième monoplan, le W3, également en 1912.

C'est à cette époque, en juillet 1912, que se présente sur le terrain un petit jeune homme qui sollicite des frères Salvez (alias Wroblewski), l'honneur de grimper dans un de ces avions qu'il admire tant. Gabriel est bien d'accord pour accéder au désir de cet adolescent enthousiaste, et il lui offre donc, avec son baptême de l'air, l'ivresse intense de s'évader, libre dans le ciel, loin de la terre des hommes. Le grand gosse sera ébloui par cette toute première aventure dans le ciel de son pays, tout près du village de son enfance, à quelques kilomètres d'Ambérieu, qui a pour nom Saint-Maurice-de-Rémens. Ce nouveau «baptisé de l'air» deviendra l'un des plus grands noms de son époque, un de ceux qui a marié si bien la littérature et la passion de l'aviation... Il s'appelle Antoine de Saint Exupéry. Sans le savoir, les frères Salvez seront donc les parrains du futur «Saint Ex»... et cet envol, répétons-le, s'effectua à Ambérieu-en-Bugey.

Leur fin tragique : sans doute un sabotage.
Sans relâche, les deux frères s'attaquent à un nouveau modèle. Ce sera en 1913 à Ambérieu, un monoplan militaire blindé, le W4. Cet appareil de grande envergure mesure 10,5 m de long. Sa surface portante est de 32 m2. Les Salvez l'équipent d'un moteur puissant de 130 CV, un Laviator entraînant une hélice Salvez de 2,74 m de diamètre. Les deux ingénieurs pressentent-ils la guerre toute proche ? Sans doute, car ils croient bon d'équiper leur avion d'une mitrailleuse Hotchkiss, dont le support est fixé sur le siège pivotant du tireur. «Cet appareil métallique très résistant pourra rendre de grands services à la patrie en temps de guerre», pense-t-on. C'est aussi l'avis du ministre de la Guerre qui, le 7 août 1913, a demandé que l'on examine de près l'appareil des frères Salvez, un monoplan blindé et armé, ce qui était inédit à l'époque en France. Le Progrès du 3 février 1914 décrit ce que fut à Ambérieu-en-Bugey, le vol de Gabriel aux commandes de son nouveau modèle. «Prenant à son bord comme passager son frère, commente le journaliste, l'habile pilote pique droit sur la tour Saint-Denis, la contourne pour venir survoler la gare et Ambérieu, décrivant longuement sur le sol des vols magnifiques et d'une rare audace. Ses virages autour du clocher sont vraiment merveilleux... Aussi, le public massé dans les rues, qui suit avec émotion les courbes imposantes et penchées du majestueux oiseau, acclame le pilote qui est absolument maître de son appareil...» Cet appareil reçoit ce jour-là, en quelque sorte, son «label» d'avion de combat. Mais, très bientôt, pour ces ingénieurs de grande classe que sont les frères Salvez, ce sera le drame. Eux qui furent les seuls et les premiers à avoir construit un avion de combat, espérant une commande de l'Armée, vont trouver la mort, cinq mois avant la déclaration de guerre. Le 1er mars 1914, en effet, les deux constructeurs, pour une raison inconnue et pour le moins supposée suspecte, se tuèrent à bord de leur appareil, qui s'écrasa dans une gravière située près du champ d'aviation. Le neveu des frères Salvez, René Wroblewski, à qui nous devons de nous avoir si bien éclairés sur le parcours créatif de ses oncles en matière d'aéronautique, nous a fait part des doutes qui entourèrent alors la fin tragique de ces aviateurs-constructeurs, tombés curieusement la veille même du jour de leur présentation officielle à Bron, à la commission de l'aéronautique militaire.

«Il était en effet difficile d'admettre, nous rapporte-t-il, qu'une soudure défectueuse puisse attendre trois mois avant de céder, et surtout la veille de l'examen par les services de l'armée. La famille avait relevé de nombreux indices qui faisaient penser que les deux frères Salvez avaient été victimes d'un sabotage... C'est ainsi que, dans un courrier destiné au rédacteur du Progrès, Edouard (le troisième fils) mentionna que sa mère avait accepté de louer une chambre de son appartement dans lequel se trouvaient les plans de l'avion, à un jeune Allemand, dès juillet 1913. Celui-ci s'était enfui précipitamment deux ou trois jours avant la déclaration de guerre. Aujourd'hui, la thèse du sabotage paraît parfaitement plausible, vu que les Allemands avaient connu les frères «Salvez-W», à l'époque du salon de 1911, que leur avion était un avion de combat, et aussi parce que les Allemands cherchaient à rattraper un certain "retard qu'ils avaient pris, à cette époque, dans le domaine des avions.» Ainsi sans doute, les frères Salvez, dont la disparition prématurée sera toujours entourée de mystère, ces pionniers de Pont-de-Veyle, puis d'Ambérieu, auront-ils répondu les premiers à ce grand précurseur de l'armée aérienne que fut Clément Ader. D'une grande clairvoyance, promoteur du devenir de l'armée aérienne, «une future arme, pressentait-il, si terrible qu'elle détruira toutes les autres», il souhaitait la création d'une armée aviatrice, sûr que «sera maître du monde celui qui sera maître de l'air». Honneur aussi donc, à ces frères Wroblewski, dits Salvez, qui crurent si fort à l'invention prodigieuse de leur jeunesse, et tombèrent en plein ciel, comme beaucoup des leurs...